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Wu-Weï – l’agir-non-agir

Dernière mise à jour : 17 août

Faut-il ou non s'engager dans l'action ? Voici pour moi une question lancinante et à laquelle la réponse appelle que soit clarifiées les notions d'action et d'engagement, au regard de celles de retrait, de renoncement et d'acceptation.


Renoncer, accepter, se mettre en retrait, n'est-ce pas alors fuir la réalité ? S'enfermer dans une tour d'ivoire, refuser de voir? Accepter les choses telles qu'elles sont, comme nous y invitent les sagesses orientales n'est-ce pas se résigner, abdiquer face à l'impératif de justice qui commande de changer le monde trop injuste, inégalitaire, lieu d'exploitation, de souffrance et de malheur pour de trop nombreux êtres. Ne pas agir, ne pas lutter contre toutes ces injustices et inégalités, n'est-ce pas contribuer à leur reproduction et contrevenir à la bodhicitta - l'esprit d'éveil -  qui dans le bouddhisme Mahayana est au cœur des vœux du bodhisattva ?


Quel est du point de vue spirituel la position juste ? L'action juste ? agir ou non agir ?

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Un article qui vient prolonger la réflexion engagée au début de ce blog déjà sur le rapport de l'Etre et du faire : voir les deux articles :"Il n'y a rien à faire" et "De faire à Etre". Renoncer. Accepter. J'ai déjà consacré deux articles de ce blog à ces notions. Dans « Renoncer » , j'ai exploré en lien avec les émotions de la « solastalgie », le chemin de conscience qui permettait de passer d'une logique ( dominante, aliénante ) de l'avoir à une quête de l'Etre (Soi). Je pointais alors les « limites de notre intériorité »; sans doute le terme « subjectivité »  aurait-il mieux convenu... J’y  reviendrais dans un prochain article. Dans « C'est inacceptable », j'interroge la difficulté, aussi grande peut-être que celle du renoncement,  à « accepter » ce qui est, à ne pas y voir une démission, une résignation, mais plutôt un travail « de la lucidité » qui peut être nourri par la doctrine stoïcienne de distinction entre les biens véritables,  les  préférables, les indifférents et les maux. Là encore, il s'agissait d'un chemin, celui de « l’Etre essentiel » de Graf Dürckheim. Je disais aussi alors que « accepter »  ce n'est pas une abdication de la volonté, mais la condition première pour devenir actif, devenir acteur de la vie en soi, que là était notre « puissance d'agir », c'est-à-dire au sens de Spinoza notre possibilité d'augmenter sa joie, sa capacité à être et à conserver son être qui nous relie à notre propre vie et nous relie aussi à celle des autres.

Renoncer. Accepter. Deux verbes par lesquels nous pouvons nous enjoindre à nous-mêmes une conduite visant à faire le choix de ce qui est,  en lieu et place de vouloir autre chose, toujours plus et d'agir en conséquence. D'une certaine manière, c’est aussi prendre position de manière ferme à l’encontre de la pente « naturelle » qui nous pousse à nous conformer aux injonctions de l'idéologie dominante positiviste de la croissance (matérielle) et de la lutte pour produire son existence ( qui peut prendre la forme du ‘struggle for life’ ». C’est alors,  peut- être,  une manifestation d'un agir d'ordre supérieur, transcendant. Agir,  produire des actes, entrer en action. Les définitions de nos conceptions de base sont ainsi souvent tautologiques. Pour disposer d'une approche plus élaborée, conceptuelle de l'action on peut se tourner vers la philosophie et en particulier la philosophie d'Aristote qui a bien développé l'approche de l'action en lien avec ses réflexions sur le vivant. Pour lui, la compréhension de ce qu'est l'action passe par le concept dans d’  « entéléchie », c'est-à-dire ce qui concerne la réalité achevée des choses et non pas simplement le mouvement en action. Aristote établit ainsi premièrement un rapport entre l'acte et la puissance, l'acte est ce qui donne sens à la puissance (lui permet de se réaliser), la puissance est une potentialité appelée à se réaliser. En ce sens elle est un principe de changement, de transformation.  La réalisation d'un acte produit des effets dont il est la cause. Aristote distingue quatre sortes de causes :- la cause matérielle (ce dont la chose est faite)- la cause formelle ( le projet de transformation, le modèle de la forme visée) - la cause motrice (ce qui opère le changement c'est-à-dire l'acteur)- la cause finale (qui est la cause principale, l'objectif poursuivi qui donne sens à l'action)

Cette analyse philosophique des composants de l'action permet à Aristote de définir la « phronésis », c'est-à-dire la prudence, non pas comme attitude hésitante, frileuse , mais comme disposition de l'âme (conscience ici) à bien analyser les données d'une situation, de telle sorte à pouvoir -selon le principe de causalité-  anticiper les effets d'un acte et de déterminer la bonne manière de faire et le moment propice (« kairos ») jusqu'à tenter de prévoir l'imprévisible avant d'entrer en action, d'agir.

« Le principe de l’action est donc la préférence, d’où naît, en quelque sorte, l’impulsion ou le mouvement, mais non pas le motif déterminant : et ce qui détermine la préférence, c’est le désir, et la raison sollicitée par un motif. Voilà pourquoi il n’y a point de préférence, sans intelligence et sans pensée, ni sans habitude morale ; car il ne peut y avoir ni bonheur, ni malheur, sans la pensée et sans les mœurs. La pensée ou l’intelligence ne détermine, par elle-même, aucun mouvement ; il faut qu’elle soit sollicitée par quelque motif, et accompagnée de tendance à l’action. C’est alors qu’elle commande, pour ainsi dire, à la faculté d’agir.
En effet, quiconque fait une chose, la fait par quelque motif : non pas motif pris dans un sens absolu et indéterminé, mais de manière qu’il en résulte une action qui ait un résultat et un auteur, et qu’il ne soit pas une simple tendance à agir. Car la vertu, la bonne conduite, est une fin, un but, et le but est l’objet du désir.
De là vient que la préférence est ou intelligence excitée par le désir, ou désir déterminé par la réflexion : et un tel principe est l’homme lui-même.
[...]
Quant à la prudence, on peut s’en faire l’idée, en considérant quels sont ceux que l’on appelle prudents : or, il semble que ce qui caractérise l’homme prudent, c’est la faculté de délibérer avec succès sur les choses qui lui sont bonnes et avantageuses, non pas sous quelques rapports particuliers, comme celui de la santé ou de la force, mais qui peuvent contribuer, en général, au bonheur de sa vie. Ce qui le prouve, c’est qu’on appelle prudents, ou avisés, dans tel ou tel genre, ceux qu’un raisonnement exact conduit à quelque fin estimable, dans les choses où l’art ne saurait s’appliquer ; en sorte que l’homme prudent serait, en général, celui qui est capable de délibérer. »
(Aristote – L’éthique à Nicomaque – chapitre VI)

L'action comme acte réfléchi, prudent, apparaît donc comme le propre de l'homme comme l'expression de sa raison. Cette manière de penser l'action, les catégories aristotelliciennes de l'action vont  imprimer leur marque profonde dans l'histoire de la philosophie. A partir le là, la première condition pour que l'action humaine soit possible, c'est que ce qui se produit ne soit pas entièrement déterminé par des lois nécessaires. Il faut donc affirmer un espace  de liberté, l’existence de la contingence ; en sorte que l'action ne soit pas le simple résultat d'une réaction automatique, déterminée. L'action humaine s'inscrit dans le possible et le contingent. Autrement dit il n'y a d'action que d'un sujet libre. Descartes définira ainsi la volonté comme la possibilité pour l'homme de décider et d'agir, y compris à l'encontre de toute prudence, contre la raison même de Dieu. Pour Descartes, la volonté  est l'expression de la liberté. Elle consiste à agir « en telle sorte que nous ne nous sentions point qu'aucune force extérieure nous y contraigne »Ainsi du point de vue de Descartes, la volonté est infinie, de telle sorte que l'homme peut entreprendre des actions tout aussi bien raisonnables que déraisonnables. Cependant,  il appartient aussi à l'homme d'être responsable de l'extension de l'usage de sa volonté de telle sorte qu'il puisse la contenir dans les limites de l'entendement (la raison). Ainsi, observant la quasi à possibilité pour l'individu « à changer l'ordre du monde », Descartes inscrivait sa pensée dans la lignée des stoïciens en formulant la maxime de devoir « changer ses désirs[plutôt] que l'ordre du monde, et généralement de m’accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées »  ( Discours de la méthode chapitre 3).On retrouve en effet bien là, l'une des thèses centrales du stoïcisme que pour agir, pour que l'action puisse atteindre son but, il est nécessaire de distinguer, de discerner par la délibération, le possible de l'impossible afin de donner son assentiment à l'action. Le livre 1 du manuel d'Epictète donne immédiatement le cadre possible de l'action :

«  Il y a ce qui dépend de nous, il y a ce qui ne dépend pas de nous. Dépendent de nous l'opinion, la tendance, le désir, l’aversion, en un mot toutes nos œuvres propres ; ne défendent pas de nous, la richesse, les témoignages de considération, les hautes charges, en un mot toutes les choses qui ne sont pas nous œuvres propres […]. Rappelle-toi donc ceci :  si tu prends pour libres les choses naturellement serves, pour propres à toi-même les choses propres à autrui, tu connaîtras l'entrave, l’affliction, le trouble. »

La morale stoïcienne s'inscrit bien dans la ligne d'Aristote quant à la justesse de l'action. Celle-ci dépend de la connaissance. Connaître consiste la à discriminer les représentations « compréhensible »  ( c'est-à-dire objectives et évidentes)  des représentations erronées, imaginatives, confuses.  C'est la pensée que Descartes reprendra des « idées claires et distinctes ». L'action démarre là : il s'agit d'agir premièrement sur ses propres représentations. Dès que nous sommes maîtres de nos représentations, nous sommes libres et maîtres de notre vie. Encore une fois l'action véritable ne saurait être un élan spontané et incontrôlé. Toute cette vision aristotélicienne, stoïcienne, cartésienne de l'action vient contredire les élans de l'individualisme moderne fondé sur l'importance de la créativité et de la spontanéité dans l'action, afin qu'elle puisse être authentique, c'est-à-dire accordée à notre propre configuration intérieure, puisse nous correspondre, être une expression de nous-même. Ce sont là les idées qui nous sont devenues coutumières et auquel nous pousse les principes du Développement Personnel, en valorisant la puissance du désir, reconnu par la psychanalyse comme une force irrépressible. Ceci ouvre cette question : est-il possible de ne pas agir selon la force de son désir ? Faut-il alors renoncer à l'action afin de ne pas se laisser emporter par ses désirs ? Spinoza défendait cette idée de la puissance du désir dans la détermination des conduites comme expression de cette loi du « conatus », c'est-à-dire de cette force qui pousse les êtres à se conserver dans leur être. Pour Spinoza « l'homme n'est pas un empire dans un empire » ;  et il est comme toute chose déterminé par les lois de la nature, par la causalité universelle:


« les hommes se croient libres pour la seule raison qui sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés »  Ethique. (https://www.20aubac.fr/corriges/32307-spinoza-ethique-liberte-daction-determinisme)

Pour Spinoza, l'homme ne peut véritablement devenir « actif » ( et se libérer) que par la connaissance de ces déterminations ;  à défaut il est « passif », c'est-à-dire que son comportement est affecté par les pations qui ne sont que des réactions passives aux situations dans lesquelles il est pris.« Mais comment faire pratiquement pour ne pas pâtir de nos affects passionnels ? » telle est la question que pose une véritablement Pascal Sévérac  - un philosophe spécialiste de Spinoza -  dès lors que la contingence de l'existence n'est pas reconnue par ce dernier au contraire d'Aristote ? (voir « le devenir actif chez Spinoza » de Pascal Sévérac )  « Comment faire ? D'une certaine manière, nous le savons tous déjà un peu d'expérience : il s'agit de les objectiver, de les mettre « à distance », en les comprenant activement selon leur logique nécessaire, plutôt qu’en les vivants passivement selon leur immédiateté confuse.[…] En somme, il ne s'agit pas, de manière générale, d'autres choses que de méditer et d'éprouver une sagesse pratique - une prudence - que nous livre l'expérience. Comme l’affirme Spinoza dans sa préface à la partie 5 de l'éthique consacrée à la libération de l'homme : « puisque la puissance de l'âme, comme je l'ai fait voir, est déterminée par l'intelligence toute seule, nous ne chercherons que dans la connaissance de l'âme ces remèdes des affects que tout le monde essaye, mais que personne ne sait ni bien employer ni bien connaître, et c'est exclusivement de cette connaissance que nous conclurons tout ce qui regarde son bonheur. »

Ainsi, la seule connaissance rationnelle, et sans doute le troisième genre de connaissance intuitive peut nous ouvrir à la joie, y compris à partir de la considération de nos passions les plus tristes. Ce troisième genre de connaissance est ce que Spinoza décrit comme une connaissance par laquelle il s'agit pour l'esprit « de l'intérieur » (méditation, introspection, investigation) de « considérer  plusieurs choses ensembles » et « d'être déterminé à comprendre leurs convenances, leurs différences, leurs oppositions »  (Ethique II proposition 29 scolie )

La 5e partie de l'Ethique, qui reste énigmatique même aux spécialistes de Spinoza prolixes de commentaires et d'interprétations  - et dont le monisme matérialiste réductionniste des neuroscientifiques aimerait se dispenser  -  nous donne je crois des clés pour comprendre ce qui peut être un véritable engagement dans l'action en nous ouvrant paradoxalement aussi aux philosophies du « non-agir »  et de la « non dualité », tournant le dos aux vues aristotéliciennes  de l'action. Cette 5e partie qui examine comment l'homme peut trouver un espace de liberté dans l'ensemble de ses détermination, échapper aux servitudes des passions  en devenant actif, délivre cette possibilité dans un raisonnement où connaissance intuitive, amour intellectuel de Dieu et béatitude s'articulent.

"Il faut remarquer en outre que les inquiétudes de l'âme et tous ses maux tirent leur origine de l'amour excessif qui l'attache à des choses sujettes à mille variations et dont la possession durable est impossible. Personne, en effet, n'a d'inquiétude ou d'anxiété que pour un objet qu'il aime, et les injures, les soupçons, les inimitiés n'ont pas d'autre source que cet amour qui nous enflamme pour des objets que nous ne pouvons réellement posséder avec plénitude. Et tout cela doit nous faire comprendre aisément ce que peut sur nos affects une connaissance claire et distincte, surtout, ce troisième genre de connaissance dont le fondement est la connaissance même de Dieu ; car si cette connaissance ne détruit pas absolument nos affects, comme passions, elle fait du moins que les passions ne constituent que la plus petite partie de notre âme. De plus elle fait naître en nous l'amour d'un objet immuable et éternel, que nous possédons véritablement et avec plénitude ; et cet amour épuré ne peut dès lors être souillé de ce triste mélange de vices que l'amour amène ordinairement avec soi ; il peut prendre des accroissements toujours nouveaux occuper la plus grande partie de l'âme et s'y déployer avec étendue"
(Ethique V proposition 20, scolie)

Là est la béatitude et l'amour de Dieu,  véritable espace de l'action qui nous relie à notre éternité, c'est-à-dire à la totalité de l'Etre pour basculer dans un autre vocabulaire qui est celui des philosophes de la non-dualité. Ainsi, il me semble que l'on pourrait trouver dans ce vocabulaire des spiritualités orientales, étrangères  pourtant aux propos de Spinoza, une clé de lecture des propositions «  étranges »  de cette partie V de l'Ethique où l'action humaine opère par l'amour intellectuel de Dieu (c'est-à-dire dans d'autres termes spinozistes) par la compréhension intellectuelle de l'unité de notre propre corps-esprit avec l'unité corps-esprit de Dieu, la Nature, qui nous comprend dans l'éternité de la substance unique. Ainsi, Pascal Séverac analysant « la science intuitive comme pratique » dans « Le devenir actif chez Spinoza » s'accorde dans une note de bas de page avec Chantal Jaquet (autre spécialiste de Spinoza) approfondissant chez Spinoza  l'expression « sous l'espèce de l'éternité », c'est-à-dire du point de vue de la nécessité divine. Elle écrit à propos du « sage »  emprunt de la science intuitive : « pour lui, être conscient de soi, des choses et de Dieu c'est une même chose » Voilà une affirmation qui est au cœur même de l'Adventa Vedenta comme on peut le voir dans l'article « la voie du cœur » (). Comme le rappelle et le répète Ramana Maharshi dans ses enseignements :

- «  l'homme est redevable de son activité à une puissance [ Shakti]  autre que lui, alors qu'il croit accomplir tout de lui-même »  ( à rapprocher de l'idée spinozienne que « l'homme se croit  libre parce qu'il ignore les causes qui le déterminent » )
- « l'action est mue  par le désir ; le désir ne s'élève qu'après la montée de l’égo »
- « L’Etre doit réaliser qu'il n'est pas l'auteur de ses actions, mais seulement l'instrument d'un pouvoir supérieur »

Ramana Maharshi relie toutes ses affirmations au sens profond de la Bagavad Gita qui peut se lire comme un enseignement de la nécessité de l'action, mais dans le sens ultime et l'affirmation de la non-action.

« Que dit la Gita ? Arjuna refusait de combattre. Krishna lui dit ‘ aussi longtemps que tu refuses de combattre, tu éprouves le sentiment d'être l'auteur de tes actes. Qui es-tu donc pour agir ou refuser d'agir ? Renonce à l'idée que tu es l'auteur de tes actions. Jusqu'à ce que cette idée disparaisse tu es obligé d'agir’. » 

Plus loin Ramana  Maharshi dit aussi :

« le Soi par sa shakti  [énergie divine] fait de l'univers ce qu'il est et pourtant il n'agit pas. Shri Krishna dans la Bagavad  Gita dit ‘ je ne suis pas celui qui agit et cependant les actions se déroulent’ » On le voit la lecture de la Bagavad Gita est à même de troubler les esprits dans le rapport que les êtres vivants réalisés (Jina)  entretiennent  à l'action. Ainsi Arjuna demande-t-il à Krishna de l'éclairer dans cette tension entre l'engagement dans l'action et le renoncement à toute action : « Arjuna dit: « tu exaltes oh Krishna aussi bien le yoga que l'abandon de tous les actes. Daigne, une fois pour toute, me dire quel est le meilleur des deux »Le Seigneur répondit : « le renoncement et le yoga mènent  l'un et l'autre au Souverain Bien, et cependant le yoga de l'action est supérieur à l'abandon des actes.Il faut reconnaître comme renonçant perpétuel, celui qui reste étranger à la haine comme à la concupiscence. Celui qui transcende les couples de contraire n'aura aucune peine à briser ses chaînes.  Ce sont les ignorants et non les savants qui opposent la connaissance rationnelle et la discipline du yoga. En fait, on se donnant à l'une ou à l'autre, on obtient leur fruit commun.Le lieu où parviennent  les adeptes de la connaissance rationnelle est celui la même qu’atteignent les pratiquants du yoga. Celui-là, celui qui voit ces deux disciplines comme n'en faisant qu'une, celui-là voit juste.Mais, sans recours au yoga, le renoncement est difficile à mettre en œuvre. L’ascète qui s'est mis sous le joug du yoga parvient rapidement au Brahman […] Celui qui s'est voué au yoga, l'âme purifiée, est maître de lui-même et de ses sens ;  celui dont l'âme s'est identifiée aux âmes de l'ensemble des êtres, celui-là peut bien agir : il n'est pas souillé. Occupé à voir, à entendre, à toucher, à flairer, à manger, à marcher, à dormir, à respirer, le yogin en possession de la vérité pensera:  « en réalité, je n'agis pas »  […] Ayant récusé en pensée toute forme d'action, l'âme incarnée, maîtresse d'elle-même, réside à l'aise dans la citadelle des 9 portes [ le corps], sans réellement agir ou faire agir »

Cette conjonction du yoga (considéré au sens large de « discipline [maîtrise] de l'action » ) et du renoncement aux actes, constitue la vérité d'une voie spirituelle englobante. Michel Hutin qui commente le début du 5e chapitre de la Bagavad Gita ( « l'action dans la conscience de Krishna ») conclut : « la joie est alors le signe de cette harmonie retrouvée »

Cette phrase résonne avec la fin de L'Éthique de Spinoza dans la scolie de la proposition 42

« Au contraire, l'âme du sage peut à peine être troublée. Possédant par une sorte de nécessité éternelle la conscience de soi-même et de Dieu et des choses, jamais il ne cesse d'être ; et la véritable paix de l'âme, il la possède pour toujours. La voie que j'ai montrée pour atteindre jusque-là paraîtra pénible sans doute, mais il suffit qu'il ne soit pas impossible de la trouver. Et certes, j'avoue qu'un but si rarement atteint doit être bien difficile à poursuivre ; car autrement, comment se pourrait-il faire, si le salut était si près de nous, s'il pouvait être atteint sans un grand labeur, qu'il fût ainsi négligé de tout le monde ? Mais tout ce qui est beau est aussi difficile que rare. » 

Arrivée à ce point, il est possible de se demander si je n'aurai pas trop dérivé dans mes interrogations de départ ? C'est possible car le fil de cet article ne se présente pas comme une démonstration mais comme un chemin de réflexion et de méditation. Si je reprends donc le fil, comment ai-je alors cheminé ? Avec quel fruit à l'arrivée ? La question de départ était « faut-il s'engager dans l'action ou contraire renoncer à l'action ? Y a-t-il à une action juste  ? Quelle  peut-elle être ? Vaut-il mieux avec Descartes et les stoïciens changer nos désirs plutôt que l'ordre du monde ? À écouter Aristote, les stoïciens, Spinoza,  les sagesse orientales il est possible de comprendre que nos actions ne sont pas de toujours de véritables actions mais plutôt l'extension réactive de nos passions, de l'illusion de nos sens, y compris l'imagination. Que pour véritablement agir, il nous faut développer la prudence, la conscience, la connaissance et qu'alors nos actions restent néanmoins toujours déterminées par l'enchaînement des causes et des effets de la nature du monde dont nous participons. A la question faut-il et comment s'engager pour changer le monde, lutter contre, lutter pour, exercer une force ; il convient d'abord d'observer et de voir que le monde change « tout seul  » en permanence. Le monde est changement, indépendamment de nos volontés propres, de l'exercice de nos  désirs et que nos actes y contribuent très certainement dans cet enchaînement des causes et des effets sans que nous ni quiconque d’autre puisse en maîtriser les effets. C'est la loi de l'impermanence au cœur de la roue du Karma.  Ainsi paradoxalement, accepter le monde tel qu'il est (ce qui est), renoncer à l'illusion de notre puissance à le changer par notre seule volonté, constitue les germes de l'action qui s'élabore alors dans la conscience que la puissance d'agir peut se comprendre comme un non-agir au sens taoïste.  Le Tao rejoint là les enseignements de la Bagavad Gita. La notion de wu-weï,  traduite par « agir-non-agir », est au cœur de la philosophie taoïste et des enseignements du Tao de King. Il s'agit de développer en soi la compréhension intuitive des situations, dans lesquelles nous sommes insérée, de telle sorte que notre agir se développe sans qu'il soit l'exercice d'une force, d'un effort, sans attente, en résonance harmonique avec l'ordre du Dao (le principe cosmique régissant l'univers - Dieu la nature chez Spinoza).« Le Dao  ne fait rien, et pourtant rien n'est laissé inachevé » Le wu-weï ressort ainsi de la science intuitive de Spinoza et du yoga de la vie, du Vedenta. Il ne s'agit donc pas de ne rien faire mais de le faire de manière appropriée, adéquate, avec attention et en pleine présence, et sans doute aussi dans la conscience de ses déterminations. C'est dire que le wu-weï, comme véritable agir-non-agir nous confère notre puissance de transformation - non sur le monde dans sa totalité qui nous échappe - mais dans le jeu de l’inter-être, c'est-à-dire dans la conscience et la présence aux inter-relations que nous établissons au quotidien avec notre environnement proche, humain et non humain, vivant et non vivant. Cette dernière considération nous ouvrant  à la notion de Reliance telle que l’exposent Michel Maxime Egger, Tylie Grosjean et Elie Wattelet dans leur « Manuel de Transition intérieure ».

Dans un paragraphe « Le non-agir : s’ouvrir au flux du vivant » , qui servira ici de conclusion, les auteurs expliquent que cette disposition suppose d’aller « au-delà de l’égo » :

« À l'agir volontariste, la personne méditante-militante va ainsi  préférer  le «  non-agir », au sens taoiste aussi du terme chinois wu-weï qui signifie « agir sans un effort piloté par la volonté et l’égo ». Le «  non-agir » n'est donc pas la passivité et l'inertie. Simplement, l'action n'est plus celle de l'ego, qui ne fait souvent qu'ajouter du désordre au désordre et de la peur à la peur. Elle n'est pas non plus une réaction émotionnelle et mécanique fondée sur nos anciens schémas de fonctionnement. Le non-agir suppose trois mouvements intérieurs, déjà mentionnés dans le chapitre sur la spiritualité. D'abord un enracinement dans le cœur, le centre de notre être, qui nous connecte à la source d'où jaillissent la vie, l'amour et la conscience. Ensuite, une ouverture ou  perméabilité à l'énergie cosmique et, pour les transitionnaires qui y sont sensibles, au souffle -feu de l'Esprit. Enfin, le lâcher prise. Ce dernier, pour reprendre les termes de Joanna Macy, permet que notre engagement ne soit « plus vécu comme un exercice exigeant et intimidant de sacrifice de soi, mais comme le fruit d'un «  flux toujours nouveau qui s'écoule à travers nous » : « le flux continue de la vie sur la Terre, qui a coulé depuis plus de 3 milliards et demi d'années et qui a survécu à 5 extinction massives » ( citations de Joanna Macy dans « L'espérance en mouvement »)


Comme l’aurait demandé Ramana Maharshi : « qui est ? qui fait ? »

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​© 2018 adapté par Thierry Raffin. Créé avec Wix.com

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